Un tableau de misère humaine
Le 20 août 1914, le médecin aide-major de 2e classe Pratbernon, affecté à l’ambulance 4/20 - lequel venait d’installer un poste de secours dans l’école communale de Dalhain (Lorraine annexée) - a été fait prisonnier avec tous les blessés au cours de l’avance allemande. Deux fusillades successives éclatant au centre du village, jettent le désarroi chez l’ennemi. Le calme revenu, arrive le moment du règne de la terreur et des représailles ; quatre fantassins français et deux prêtres sont fusillés, ainsi que plusieurs habitants. Enfin, le bombardement par obus incendiaires du village, un véritable désastre avec la destruction de l’église et de 42 maisons. Les soldats blessés qui ont été rassemblés au centre du village y passent la nuit. Le 21 au matin, les Bavarois rassemblent les hommes du village, les blessés de l’ambulance et ordonnent au docteur Pratbernon de mener tout ce monde en direction de Morhange. Arrivé à la caserne du 17e d’infanterie à Morhange, il retrouve ses collègues médecins faits prisonniers.
Dans ses mémoires, le docteur Pratbernon brosse le tableau de l’immense tâche qui leur est dévolue avec l’afflux des blessés français :
« Là, nous nous compterons, puis de la part du Docteur Lesterlin, promu par les événements aux fonctions de Médecin-Chef des médecins prisonniers, nous entendrons les instructions qu’il a élaborées, pour concilier les exigences, que va nous susciter notre capacité avec l’impérieux souci de ne pas occasionner de mécontentement à l’autorité allemande.
Ce premier et important rassemblement me permet de faire la connaissance de tous les médecins, qui maintenant sont mes compagnons de captivité. Ils appartenaient tous aux unités, qui avaient été le plus profondément engagés dans la bataille, et qui de ce fait avaient subi les plus grosses pertes. Victimes de la confusion, que la force et la soudaineté de la contre-attaque allemande avaient jetée dans les dispositions prises par le Commandement, mes confrères malgré le courage et la subtilité de leurs initiatives, n’avaient pu se dérober à l’avance ennemie. Ils étaient restés au chevet des blessés, qu’ils avaient recueillis, jusqu’à ce que les Allemands se fusent emparés d’eux.
Un grand nombre d’infirmiers et de brancardiers ont été également amenés ici, en même temps que les médecins. Ils sont bien une centaine et, ils nous seconderont dans les soins que nous allons avoir à prodiguer aux blessés dont l’afflux se poursuit incessant dans la caserne du 17e régiment d’infanterie où nous sommes à présent. Après avoir appelé notre attention sur les difficultés auxquelles nous serions probablement en butte le Docteur Lesterlin nous fit part du précieux appui, que nous trouverions apparemment dans la personne du médecin allemand qui avait été chargé de la responsabilité du service médical que l’autorité allemande s’était vue obligée d’improviser dans cette caserne en raison du nombre imprévu des blessés.
Pour terminer, la répartition fut faite entre tous les médecins de la tâche, qui s’étalait immense et émouvante à nos pieds. La cour commençait à se tacher des corps affreusement mutilés, qui étaient, à mesure de leur arrivée, déchargés des voitures et des chariots, qui les amenaient directement du champ de bataille ou de quelques misérables abris où ils avaient été trouvés. Aussitôt après avoir reçu ces instructions nous nous composons en équipes et nous nous distribuons dans la vaste cour de la caserne à la recherche des blessés les plus graves.
Nous assistons alors au spectacle de toutes les misères que jusqu’ici nous avions déjà rencontrées bien des fois, mais qui maintenant se trouvaient étalées au grand jour. Ce devenait dans cette immense nudité que représentait la cour, une véritable exposition de corps, sur lesquels apparaissaient dans leur émouvante horreur les blessures de la plus effrayante diversité. Ils sont tous étendus sur une mince couche de paille, et paraissent stupéfaits d’être ainsi abandonnés sur le sol. Ils sont plusieurs centaines déjà, et nos premiers soins consistent à désigner ceux qui, dans leur nombre, bénéfieront des premières places que les autorités allemandes préparent, en aménageant à leur intention les locaux de la caserne. Nous les passons rapidement en revue, arrêtés à chacun de nos pas par des appels et les implorations, que nous adressent tous ces êtres qui souffrent et qui, à notre vue ne peuvent retenir le cri d’alarme que leur arrache la douleur.
Nous sommes obligés de ne prodiguer au plus grand nombre que des paroles de consolation, pendant que nous nous arrêtons à ceux qui, par la gravité de leur état, nous paraissent avoir atteint le paroxysme de la souffrance. Ainsi se passe toute cette journée, où notre vue finit par se troubler du nombre sans cesse croissant des malheureux qui s’accumulent dans la cour, et des affreux délabrements dont ils sont atteints.
Cependant, nous nous rendons utiles et la satisfaction d’apporter quelques secours à ceux qui s’étaient battus avec la vaillance dont nous avions été témoins, apportait quelques atténuation à l’inquiétude que nous entretenions de notre propre situation. Nous étions parvenues à oublier nos infortunes personnelles en présence du déluge de douleurs, dont maintenant la cour de la caserne se trouvait submergée. »
(Extrait des Mémoires du docteur Pratbernon, médecin dans une ambulance divisionnaire du 20e corps d’armée. Document communiqué par M. René PIERRE.)
Cette photo prise dans la cour de la caserne à Morhange a été censurée par l'autorité militaire allemande pendant la guerre.